CHAPITRE 33
La Barbade. Il était encore là quand je le rattrapai. Dans un hôtel au bord de la mer.
Des semaines avaient passé, je ne sais pas pourquoi j’avais laissé autant de temps s’écouler. Ma bonté d’âme n’y était pour rien, pas plus que la lâcheté. Néanmoins, j’avais attendu. J’avais surveillé les travaux de restauration du superbe petit appartement de la rue Royale, étape par étape, jusqu’à ce qu’il y eût au moins quelques pièces exquisément meublées où je pouvais passer mon temps à réfléchir à tout ce qui s’était passé et à tout ce qui pourrait encore arriver. Louis était revenu s’installer avec moi et était fort occupé à chercher un bureau très semblable à celui qui se trouvait jadis dans le salon plus de cent ans auparavant.
David avait laissé de nombreux messages à mon agent de Paris. Il allait bientôt partir pour le carnaval de Rio. Je lui manquais. Il aurait voulu que je vienne le rejoindre là-bas.
Le règlement de sa succession s’était bien passé. Il était David Talbot, un jeune cousin du vieil homme qui était mort à Miami, et le nouveau propriétaire de la demeure ancestrale. Le Talamasca avait fait tout cela pour lui, rendant à David la fortune qu’il avait léguée à l’ordre et lui versant une généreuse pension. Il n’était plus leur Supérieur Général, même s’il conservait son appartement à la maison-mère. Il serait pour toujours sous l’aile protectrice de l’ordre.
Si je le voulais, il avait un petit cadeau pour moi. C’était le médaillon avec la miniature de Claudia. Il l’avait retrouvé. Exquis portrait, fine chaîne d’or. Il l’avait avec lui et me le ferait parvenir si je le souhaitais. Ou bien ne voulais-je pas plutôt venir le voir et l’accepter moi-même de ses mains ?
La Barbade. Il s’était senti obligé de retourner pour ainsi dire sur les lieux du crime. Le temps était magnifique. Il relisait Faust, m’écrivit-il. Il avait tant de questions à me poser. Quand allais-je venir ?
Il n’avait pas revu Dieu ni le diable, même si, avant de quitter l’Europe, il avait passé de longs moments dans divers cafés de Paris. Il n’allait pas gâcher non plus sa vie à chercher Dieu ni le diable. « Vous seul pouvez savoir quel homme je suis maintenant, écrivait-il. Vous me manquez. J’ai envie de vous parler. Ne pouvez-vous pas vous souvenir que je vous ai aidé et me pardonner tout le reste ? »
C’était cette station balnéaire qu’il m’avait décrite, avec ses beaux immeubles de stuc rose, ses vastes bungalows aux toits presque plats, ses jardins pleins de douces fragrances, ses immenses étendues de sable fin jusqu’à une mer translucide et étincelante.
Je n’allai là-bas qu’après avoir exploré les vergers là-haut sur la montagne, m’être arrêté sur ces falaises mêmes qu’il avait visitées, pour regarder les collines couvertes de forêts et écouter le vent qui dans les branches agitait bruyamment les palmes des cocotiers.
M’avait-il parlé des montagnes ? M’avait-il dit que le regard plongeait aussitôt dans la douce profondeur des vallées, que les pentes voisines semblaient si proches qu’on croyait pouvoir les toucher, même si elles étaient loin, très loin ?
Je ne le pense pas, mais il avait fort bien décrit la végétation – l’orchidée et le gingembre, ou ces lys d’un rouge ardent avec leurs délicats pétales frémissants, les fougères blotties dans la profondeur des forêts, les strelizzi insolentes, les grands saules pourpres et les petites fleurs à gorge jaune des bignones.
Nous devrions aller nous promener là-bas ensemble, avait-il dit.
Eh bien, nous le ferions ! Qu’il me semblait doux le crissement du gravier ! Et, jamais le balancement des palmes de cocotiers ne m’avait paru si beau que sur ces à-pics.
J’attendis qu’il fût minuit passé avant d’entamer ma descente vers le vaste hôtel de bord de mer. La cour était comme il l’avait décrite, pleine d’azalées roses, de taros et des buissons touffus et luisants.
Je traversai la sombre étendue de la salle à manger et ses longues vérandas puis je descendis sur la plage. J’allai jusqu’au bord de l’eau pour pouvoir en me retournant examiner de loin les bungalows avec leurs vérandas. Je le découvris aussitôt.
Les portes du patio étaient grandes ouvertes et la lumière jaune se déversait sur le petit enclos pavé avec sa table et ses chaises peintes. À l’intérieur, comme sur une scène éclairée, il était assis à un petit bureau, tourné vers la nuit et vers la mer, tapant sur un petit ordinateur portable, le crépitement des touches portant loin dans le silence, dominant même le murmure du ressac paresseux.
Il n’avait pour tout vêtement qu’un short de plage blanc. Sa peau était d’un doré très sombre, comme s’il avait passé ses journées à dormir au soleil. Des mèches claires brillaient dans ses cheveux bruns. Ses épaules nues, son torse lisse avaient une sorte d’éclat. Il avait la taille solidement musclée. Le duvet qui lui couvrait les cuisses et les jambes leur donnait un léger reflet doré tout comme les rares poils qu’il avait sur les mains.
Je n’avais même pas remarqué ce poil quand j’étais vivant. Ou peut-être ne me plaisait-il pas. Je ne savais pas vraiment. Maintenant, je l’aimais bien. Et David me semblait un peu plus svelte que je ne l’étais dans cette carcasse. Oui, tous les os du corps étaient plus visibles, ce qui était dû sans doute à ces préceptes de l’hygiène d’aujourd’hui qui affirment que nous devons être élégamment sous-alimentés.
La chambre derrière lui était nette et rustique dans le style des îles, avec des poutres au plafond et un sol de carrelage rose. Le lit était couvert d’un tissu pastel avec un motif indien géométrique. L’armoire et les commodes étaient blanches et décorées de fleurs peintes de couleurs vives. Un grand nombre de lampes toutes simples fournissaient un généreux éclairage.
Je ne pus m’empêcher de sourire en le voyant assis au milieu de tout ce luxe, devant son ordinateur : David l’érudit, ses yeux bruns pétillant de toutes les idées qui se pressaient dans sa tête.
En m’approchant, je remarquai qu’il était rasé de près. Il avait les ongles taillés et limés, peut-être par une manucure, sa chevelure était toujours la même crinière ondulée que j’avais arborée avec tant de nonchalance quand j’étais dans ce corps-là, mais là aussi la coupe était plus courte et plus plaisante. Il y avait devant lui son exemplaire du Faust de Gœthe, ouvert sur la table, un stylo en travers et bien des pages cornées ou marquées de petites agrafes argentées.
Je prenais mon temps pour tout inspecter – je remarquai la bouteille de whisky auprès de lui, le verre de cristal au cul épais et le paquet de petits cigarillos – quand il leva les yeux et m’aperçut.
J’étais planté sur le sable, au-delà de la petite véranda avec sa balustrade de ciment, mais bien visible dans la lumière.
« Lestat », murmura-t-il. Son visage rayonnait. Il se leva aussitôt et s’avança vers moi de ce pas gracieux que je connaissais bien. « Dieu merci, vous êtes venu.
— Vous croyez ? » dis-je. Je pensai à ce moment à La Nouvelle-Orléans où j’avais regardé le Voleur de Corps sortir en hâte du Café du Monde et je me disais qu’habité par quelqu’un d’autre, ce corps pouvait évoluer avec la souplesse féline d’une panthère.
Il aurait voulu me prendre dans ses bras, mais quand je me raidis et que je m’écartai imperceptiblement, il s’arrêta et croisa les bras sur sa poitrine – un geste qui semblait caractéristique de ce corps, car je ne pouvais pas me rappeler l’avoir vu le faire avant notre rencontre à Miami. Ces bras-ci étaient plus épais que ses bras d’autrefois. Le torse aussi était plus large.
Comme il semblait nu. Comme ses boutons de seins semblaient d’un rose foncé. Et quelle lueur ardente et claire brillait dans ses yeux.
« Vous m’avez manqué, dit-il.
— Vraiment ? Vous n’avez quand même pas vécu ici comme un reclus ?
— Non, j’ai l’impression d’avoir vu trop de gens. Trop de petits dîners à Bridgetown. Et mon ami Aaron a fait plusieurs allers et retours. D’autres membres de l’ordre sont venus. » Il marqua un temps. « Je ne peux pas supporter leur compagnie, Lestat. Je ne peux pas supporter d’être au Manoir Talbot au milieu des domestiques, en faisant semblant d’être un cousin de mon ancien moi. Il y a quelque chose de vraiment épouvantable dans ce qui s’est passé. Il y a des moments où je n’arrive même pas à me regarder dans la glace. Je n’ai pas envie de parler de cela.
— Pourquoi donc ?
— Il s’agit d’une période provisoire, d’une phase d’adaptation. Ces chocs finiront par passer. J’ai tant de choses à faire. Oh ! je suis si heureux que vous soyez venu. J’en avais le pressentiment. J’ai failli partir ce matin pour Rio, mais j’ai eu la nette impression que je vous verrais ce soir.
— Vraiment ?
— Qu’y a-t-il ? Pourquoi ce visage sombre ? Pourquoi êtes-vous en colère ?
— Je ne sais pas. Ces jours-ci, je n’ai vraiment pas besoin d’une raison pour être en colère. Et pourtant je devrais être heureux. Je le serai bientôt. C’est toujours comme ça et, après tout… c’est une nuit qui compte. »
Il me dévisagea, essayant de deviner ce que j’entendais par ces mots, ou plus exactement quelle était la bonne réponse à y faire.
« Entrez, dit-il enfin.
— Pourquoi ne pas nous asseoir ici, sur la véranda dans l’ombre ? J’aime bien la brise.
— Certainement, comme vous voudrez. »
Il passa dans la petite chambre pour prendre la bouteille de whisky, se versa un verre puis vint me rejoindre auprès de la table de bois. Je venais de m’asseoir dans un des fauteuils et je regardais droit vers la mer.
« Alors, demandai-je, qu’avez-vous donc fait ?
— Ah ! fit-il, par où commencer ? J’ai écrit continuellement à propos de tout cela – j’ai essayé de décrire les moindres sensations, les nouvelles découvertes.
— Vous êtes sûr d’être bien ancré dans ce corps ?
— Absolument. » Il prit une grande gorgée de son whisky. « Et il ne semble pas se produire le moindre signe de détérioration. Vous savez, je le craignais. Je le redoutais même quand vous occupiez ce corps, mais je ne voulais pas en parler. Nous avions assez de soucis sur les bras, n’est-ce pas ? » Il se tourna pour me regarder et, brusquement, il sourit. D’une voix un peu assourdie, il dit : « Vous êtes en train de regarder un homme que vous connaissez sous toutes les coutures.
— Non, fis-je, pas vraiment. Dites-moi, comment vous arrangez-vous de l’attitude des inconnus… ceux qui ne se doutent de rien. Est-ce que les femmes vous invitent dans leur chambre ? Et les jeunes gens ? »
Son regard se perdit vers la mer et je vis soudain un peu d’amertume sur son visage. « Vous connaissez la réponse. Je ne peux pas faire de ces rencontres un but en soi. Elles ne signifient rien pour moi. Je ne dis pas que je n’aie pas apprécié quelques safaris en chambre. Mais j’ai des choses plus importantes à faire, Lestat, bien plus importantes.
« Il y a des endroits où je veux aller : des régions et des villes que j’ai toujours rêvé de visiter. Rio n’est qu’un début. Il y a des mystères que je dois résoudre ; des choses qu’il faut que je découvre.
— Oui, j’imagine.
— La dernière fois que nous étions ensemble, vous m’avez dit quelque chose de très important. Vous m’avez déclaré : vous n’allez quand même pas donner au Talamasca cette vie-ci aussi. Eh bien, je ne vais pas la consacrer à l’ordre ! Ce qui compte avant tout dans mon esprit, c’est que je ne dois pas la gâcher. Que je dois en faire quelque chose d’une immense importance. Bien sûr, je ne trouverai pas du premier coup la direction à prendre. Il doit y avoir une période de voyages, d’apprentissage, d’évaluation avant que je décide sur quelle voie m’engager. Et tout en me plongeant dans mes études, j’écris. Je note tout. Il me semble parfois que c’est cela le but.
— Je sais.
— Il y a bien des choses que je veux vous demander. Tant de questions m’ont harcelé.
— Pourquoi ? Quel genre de questions ?
— À propos de ce que vous avez éprouvé durant ces quelques jours, et si vous avez le moindre regret que nous ayons mis si vite un terme à cette aventure.
— Quelle aventure ? Vous parlez de ma vie de mortel ?
— Oui.
— Aucun regret. »
Il se remit à parler, s’interrompit, puis il reprit : « Et vous, demanda-t-il d’une voix basse et fervente, qu’est-ce que cela vous a apporté ? »
Je me retournai pour le regarder encore. Oui, le visage était résolument plus anguleux. Était-ce sa personnalité qui l’avait aiguisé et qui lui avait donné plus de modelé ? Un visage parfait, me dis-je.
« Pardonnez-moi, David, j’avais l’esprit ailleurs. Posez-moi encore cette question.
— Qu’est-ce que cela vous a apporté ? dit-il avec sa patience habituelle. Quelle leçon en avez-vous tirée ?
— Je ne sais pas si c’était une leçon, dis-je. Et il me faudra peut-être du temps pour assimiler ce que j’ai appris.
— Oui, bien sûr, je vois.
— Je peux vous dire que j’ai conscience d’avoir une nouvelle soif d’aventure, de vagabondage, les sentiments mêmes que vous évoquiez. Je veux retourner dans la forêt tropicale. Je l’ai vue si brièvement quand je suis allé rendre visite à Gretchen. Il y avait un temple là-bas, j’ai envie de le revoir.
— Vous ne m’avez jamais raconté ce qui s’était passé.
— Ah ! si, je vous l’ai dit, mais à l’époque vous étiez Raglan. Le Voleur de Corps a été témoin de cette petite confession. Pourquoi diable voulait-il dérober une chose pareille ? Mais je m’égare. Il y a tant d’endroits où moi aussi je veux aller.
— Bien sûr.
— C’est de nouveau une soif de temps, d’avenir, un désir de percer les mystères du monde naturel. J’ai envie d’être le guetteur que je suis devenu cette nuit-là, voilà bien longtemps à Paris, quand on m’y a obligé. J’ai perdu mes illusions. J’ai perdu mes mensonges favoris. On pourrait dire que j’ai revisité cet instant et que c’est de mon plein gré que j’ai vécu une renaissance aux ténèbres ! Et avec quelle volonté !
— Ah ! oui, je comprends.
— Vraiment ? Tant mieux si c’est le cas.
— Pourquoi parlez-vous ainsi ? » Il baissa le ton et continua plus lentement : « Avez-vous besoin de mon soutien autant que j’ai besoin du vôtre ?
— Vous ne m’avez jamais compris, dis-je. Oh ! ce n’est pas un reproche. Vous vous faites des illusions sur mon compte, ce qui vous permet de me rendre visite, de converser avec moi, voire de me donner abri et assistance. Vous ne pourriez pas faire cela si vous saviez vraiment ce que j’étais. J’ai tenté de vous le dire. Quand j’ai parlé de mes rêves…
— Vous vous trompez. C’est votre vanité qui parle, fit-il. Vous adorez vous imaginer pire que vous n’êtes. Quels rêves voulez-vous dire ? Je ne me souviens pas que vous m’ayez jamais parlé de rêves. »
Je souris. « Vous ne vous souvenez pas ? Réfléchissez, David. Mon rêve du tigre. J’avais peur pour vous. Et maintenant la menace du rêve va s’accomplir.
— Que voulez-vous dire ?
— Je m’en vais vous le faire, David. Je vais vous amener à moi.
— Quoi ? » Sa voix n’était plus qu’un souffle. « Qu’est-ce que vous dites ? » Il se pencha en avant, pour essayer de bien voir l’expression de mon visage. Mais j’avais la lumière derrière moi et sa vision de mortel n’était pas assez perçante pour cela.
« Je viens de vous le dire. Je m’en vais vous le faire, David.
— Pourquoi, pourquoi dites-vous cela ?
— Parce que c’est vrai », dis-je. Je me levai et du bout du pied je repoussai le fauteuil.
Il me dévisagea. Son corps enregistra bel et bien le danger mais je vis aussi la superbe musculature de ses bras se crisper. Il avait les yeux fixés sur les miens.
« Pourquoi dites-vous cela ? Vous ne pourriez pas me faire une chose pareille, déclara-t-il.
— Bien sûr que si, je pourrais. Et je vais le faire. Maintenant. Je vous ai toujours dit que j’étais un être maléfique. Je vous l’ai expliqué : je suis le diable en personne. Le diable de votre Faust, celui de vos visions. Le tigre de mon rêve !
— Non, ce n’est pas vrai. » Il se leva d’un bond, renversant son siège derrière lui et perdant presque l’équilibre. Il revint dans la chambre. « Vous n’êtes pas le diable, et vous le savez très bien. Ne me faites pas cela ! Je vous l’interdis ! » Il serrait les dents en prononçant ces derniers mots. « Au fond du cœur, vous êtes aussi humain que moi et vous n’allez pas le faire.
— Bien sûr que si », dis-je. J’éclatai de rire. C’était plus fort que moi. « David, le Supérieur Général, dis-je. David, le prêtre du candomblé. »
Il recula sur le sol carrelé, la lumière éclairant pleinement son visage et les muscles tendus de ses bras.
« Vous voulez me combattre ? C’est inutile. Aucune force au monde ne peut m’empêcher de faire cela.
— Plutôt mourir », dit-il d’une voix étranglée. Le sang montait à son visage qui s’assombrissait. Ah ! le sang de David !
« Je ne vous laisserai pas mourir. Pourquoi n’évoquez-vous pas vos vieux esprits brésiliens ? Vous ne vous souvenez plus comment on fait, c’est cela ? Vous n’êtes plus convaincu. Bah, de toute façon, cela ne vous avancerait absolument à rien.
— Vous ne pouvez pas faire une chose pareille », dit-il en s’efforçant de garder son calme. « Vous ne pouvez pas me rembourser de cette façon.
— Oh ! mais c’est ainsi que le diable agit avec ceux qui l’aident !
— Lestat, je vous ai assisté contre Raglan ! Je vous ai aidé à recouvrer ce corps-ci, et quel engagement avez-vous pris envers moi ! Quelles ont été vos paroles exactes ?
— Je vous ai menti. Je me mens à moi-même et aux autres. C’est ce que ma petite excursion dans la chair m’a enseigné. Je mens. Vous me surprenez, David. Vous êtes en colère, très en colère, mais vous n’avez pas peur. Vous êtes comme moi, David – vous et Claudia – vous êtes les seuls à avoir vraiment ma force.
— Claudia, fit-il avec un petit hochement de tête. Ah oui ! Claudia. Tenez, mon cher ami, j’ai quelque chose pour vous. » Il s’éloigna, me tournant délibérément le dos, pour bien me montrer qu’il ne me craignait pas et il s’approcha avec une lenteur, délibérée, de la commode auprès du lit. Quand il se retourna, il tenait dans ses mains un petit médaillon. « Il vient de la maison-mère. Le médaillon que vous m’aviez décrit.
— Ah ! c’est vrai, le médaillon. Donnez-le-moi. »
Je vis alors combien ses mains tremblaient en serrant le petit boîtier ovale en or. Et les doigts, il ne les connaissait pas si bien, n’est-ce pas ? Il finit quand même par ouvrir le couvercle et me lança le médaillon ; je regardai la miniature le visage de Claudia, ses yeux, ses boucles dorées. Une enfant qui me dévisageait avec le masque de l’innocence. Mais était-ce bien un masque ?
Lentement, émergeant du vaste tourbillon confus de mes souvenirs, me revint le moment où j’avais pour la première fois posé le regard sur cette breloque avec sa chaîne d’or… Quand dans la rue sombre et boueuse, j’étais tombé sur ce taudis infesté par la peste où gisait sa mère morte, et où l’enfant mortelle elle-même était devenue pâture pour le vampire, un petit corps blanc qui frissonnait impuissant dans les bras de Louis.
Comme je m’étais moqué de lui, comme je l’avais montré du doigt, et puis j’avais saisi sur le lit puant le corps de la femme morte – la mère de Claudia – je l’avais entraîné dans une danse folle autour de la pièce. Et c’était là que j’avais vu briller sur sa gorge la chaîne d’or et le médaillon, car même le voleur le plus audacieux n’aurait pas pénétré dans cette masure pour arracher cette babiole à la gueule même de la peste.
Je l’avais pris dans ma main gauche, en laissant choir le pauvre corps. Le fermoir s’était cassé et j’avais balancé la chaîne au-dessus de ma tête, comme on brandit un petit trophée, puis je l’avais fourrée dans ma poche, enjambant le corps de Claudia mourante et me précipitant derrière Louis dans la rue.
Je l’avais retrouvée des mois plus tard dans cette même poche, et je l’avais examinée à la lumière. C’était une enfant vivante quand ce portrait avait été peint, mais le Don ténébreux lui avait conféré la perfection sucrée du pinceau de l’artiste. C’était ma Claudia ; j’avais laissé le bijou dans une malle : comment il était tombé aux mains du Talamasca, dans quelles conditions ? Je n’en savais rien.
Je le tenais entre mes doigts. Je l’examinai. On aurait dit que j’arrivais tout juste de cette maison en ruine et que je me retrouvais ici, en train de dévisager David. Il m’avait parlé, mais je ne l’avais pas entendu, et sa voix maintenant parvenait clairement à mes oreilles :
« Vous me le feriez ? interrogea-t-il, le timbre de sa voix le trahissant maintenant tout comme ses mains tremblantes. Regardez-la. Vous me feriez cela ? »
Je contemplai le petit visage de Claudia, puis je relevai les yeux vers lui.
« Oui, David, dis-je. J’avais dit à Claudia que je le ferais de nouveau. Et je vais vous le faire. »
Je lançai le médaillon dehors, par-dessus la véranda, le sable de la plage et jusqu’à la mer. La chaînette fut un instant comme une éraflure d’or sur le tissu du ciel, puis elle disparut comme si elle avait plongé dans la lumière.
Il recula avec une rapidité qui me surprit, se cramponnant à la cloison.
« Ne faites pas cela, Lestat.
— Ne luttez pas contre moi, mon vieil ami. Vos efforts seraient vains. Vous avez une longue nuit de découverte devant vous.
— Vous ne le ferez pas ! » s’écria-t-il, d’une voix si basse que c’était une sorte de rugissement guttural. Il se précipita sur moi comme s’il croyait pouvoir me faire perdre l’équilibre, ses deux poings frappèrent ma poitrine, mais je ne bougeai pas. Il retomba en arrière, meurtri par ses efforts, l’indignation brûlant dans ses yeux larmoyants fixés sur moi. Une fois de plus, le sang lui était monté aux joues, assombrissant tout son visage. Et ce fut seulement à cet instant, lorsqu’il comprit que toute défense était désespérée, qu’il tenta de s’enfuir.
Je l’empoignai par le cou avant qu’il eût atteint la véranda. Je laissai mes doigts masser sa chair tandis qu’il se débattait comme un animal pour se libérer de mon emprise et se dégager. Je le soulevai lentement et, tenant sans effort sa nuque de ma main gauche, j’enfonçai mes dents dans la belle et jeune peau parfumée de son cou et je happai le premier jet bouillonnant de sang.
Ah ! David, mon bien-aimé David. Jamais je n’étais descendu dans une âme que je connaissais si bien. Comme elles étaient denses et merveilleuses les images qui m’enveloppaient : la douce et belle lumière du soleil filtrant à travers la forêt de palétuviers, le crissement des hautes herbes sur le veldt, le fracas du fusil de chasse et le tremblement de la terre sous le martèlement des pieds d’éléphants. Tout y était : les pluies d’été se déversant sans fin sur les jungles, l’eau ruisselant sur les pilotis et les planches de la véranda, le ciel sillonné d’éclairs – et son cœur qui battait sous sa poitrine dans un élan de rébellion et de récrimination : vous me trahissez, vous me trahissez, vous me prenez contre mon gré – et la puissante et riche chaleur salée du sang.
Je le rejetai en arrière. C’était assez pour une première gorgée. Je le regardai se remettre péniblement à genoux. Qu’avait-il vu pendant ces quelques secondes ? Connaissait-il maintenant le sombre entêtement de mon âme ?
« Vous m’aimez ? dis-je. Je suis votre seul ami en ce monde ? »
Je le regardai ramper sur le carrelage. Il se cramponna au montant du lit, se redressa, puis retomba, pris de vertige, sur le sol. Là, il reprit ses efforts.
« Allons, laissez-moi vous aider ! » dis-je. Je le fis tourner sur lui-même, je le soulevai et j’enfonçai mes dents dans les mêmes petites plaies.
« Pour l’amour de Dieu, cessez, ne le faites pas. Lestat, je vous en supplie, ne le faites pas. »
Suppliez en vain, David. Oh ! quelle merveille que ce jeune corps, que ces mains qui me repoussent, même en pleine transe, quelle volonté vous avez, mon bel ami. Et nous voici maintenant au Brésil, n’est-ce pas, nous sommes dans la pièce minuscule, et il invoque les noms des esprits du candomblé, il les invoque mais les esprits viendront-ils ?
Je le lâchai. Il retomba à genoux, puis bascula sur le côté, le regard fixé devant lui. C’en était assez pour le second assaut.
Il y eut un petit bruit dans la pièce, un tapotement.
« Oh ! nous avons de la compagnie ? Nous avons de petits amis invisibles ? Eh oui, regardez, le miroir vacille. Il va tomber ! » Là-dessus, la glace heurta les dalles et explosa en une foule d’éclats de lumière s’arrachant au cadre.
David essayait de se relever.
« Vous savez l’impression qu’ils me font, David ? Pouvez-vous m’entendre ? On dirait des bannières de soie déployées autour de moi. Rien de plus. »
Je le regardai se remettre à genoux. De nouveau, il rampait sur le sol. Soudain il se leva et plongea en avant. Il saisit le livre posé à côté de l’ordinateur et, se retournant, le lança dans ma direction, mais il ne m’atteignit même pas et tomba à mes pieds. David chancelait. C’était à peine s’il pouvait rester debout, son regard était vague.
Il se tourna alors et faillit tomber en avant sur la petite véranda, trébuchant par-dessus la balustrade et courant vers la plage.
Je lui emboîtai le pas, tandis qu’il descendait en chancelant la pente de sable blanc. La soif montait en moi : mon désir savait seulement qu’un peu de sang était venu l’apaiser quelques secondes auparavant et qu’il lui en fallait davantage. Quand David arriva au bord de l’eau, il resta là, vacillant, seule une volonté de fer l’empêchant de s’effondrer.
Je le pris par l’épaule, tendrement, le soutenant de mon bras droit.
« Non, le diable vous emporte, qu’il vous emporte en enfer. Non », fit-il. De toute sa force déclinante, il me frappa, plaquant sur mon visage son poing crispé, se déchirant les jointures sur ma peau qui ne cédait pas.
Je le fis pivoter, tout en le regardant me donner des coups de pieds dans les jambes, me frapper encore et encore de ces douces mains impuissantes ; de nouveau je plongeai ma bouche contre son cou, léchant le sang, me grisant de son odeur, et puis plantant mes dents pour la troisième fois. Hmmm… l’extase. Cet autre corps, usé par l’âge, aurait-il jamais pu m’offrir un tel festin ? Je sentis la paume de sa main contre mon visage. Oh ! forte. Si forte. Oui, combattez-moi, combattez-moi comme j’ai lutté contre Magnus ! C’est si doux que vous luttiez. J’adore ça. Vraiment.
Mais qu’arrivait-il cette fois tandis que je me pâmais ? La plus pure des prières montait de lui, non pas vers des dieux en qui nous ne croyions pas, non pas vers un Christ crucifié, ni vers une vieille Reine Vierge. Mais des prières qui s’adressaient à moi. « Lestat, mon ami. Ne prenez pas ma vie ! Ne faites pas cela ! Laissez-moi partir ! »
Hmm. Je serrai plus fort mon bras autour de sa poitrine. Puis je reculai, pour lécher les plaies.
« Vous choisissez mal vos amis, David », murmurai-je, léchant le sang sur mes lèvres et regardant son visage. Il était presque mort. Quelles étaient belles ces dents blanches, fortes et régulières, et belle aussi la tendre chair de ses lèvres. Sous ses paupières on ne voyait que le blanc de ses yeux. Et comme son cœur luttait – ce jeune cœur mortel sans défaut. Un cœur qui avait pompé le sang jusqu’à mon cerveau. Un cœur qui avait sauté quelques battements et qui s’était arrêté quand j’avais connu la peur, quand j’avais vu l’approche de la mort.
Je collai mon oreille contre sa poitrine, et j’écoutai. J’entendais l’ambulance quand la sirène hurlait dans les rues de Georgetown. « Ne me laissez pas mourir. »
Je le voyais dans cette chambre d’hôtel de jadis, dans mon rêve, avec Louis et Claudia. Ne sommes-nous donc que des créatures du hasard dans les rêves du diable ?
Le cœur ralentissait. Le moment était presque venu. Encore une petite gorgée, mon ami.
Je le soulevai, je remontai la plage et je le ramenai dans la chambre. Je baisai les petites plaies, les léchant et les suçant, puis laissant mes dents s’y planter de nouveau. Un spasme le traversa, un petit cri échappa à ses lèvres.
« Je vous aime, murmura-t-il.
— Oui, je vous aime aussi », répondis-je, mes paroles s’étouffant contre la chair tandis que le sang recommençait à jaillir, brûlant et irrésistible.
Son cœur battait de plus en plus lentement. David dégringolait dans ses souvenirs, remontant jusqu’au berceau, par-delà les syllabes distinctes du langage et gémissant tout seul comme s’il suivait l’ancienne mélodie d’une chanson.
Son corps lourd et tiède se pressait contre moi, les bras ballants, la tête soutenue par les doigts de ma main gauche, les yeux fermés. Le doux gémissement s’éteignit, le cœur se mit à battre soudain plus vite, à petits coups étouffés.
Je me mordis la langue jusqu’à ne plus pouvoir supporter la douleur. Inlassablement je perçai des trous avec mes crocs, déplaçant ma langue vers la droite puis vers la gauche, après quoi je collai ma bouche sur la sienne, l’obligeant à ouvrir les lèvres pour laisser le sang ruisseler sur sa langue.
Il semblait que le temps s’arrêtait. Puis vint ce goût bien reconnaissable de mon propre sang coulant dans ma bouche avant de s’écouler dans la sienne. Puis, soudain, ses dents se refermèrent sur ma langue. Ce fut une morsure menaçante et violente, avec toute la force mortelle de ses mâchoires, une morsure qui écorchait la chair surnaturelle, les dents raclant le sang sur l’entaille que j’avais faite et s’enfonçant si fort qu’on aurait dit qu’elles allaient me trancher la langue si elles le pouvaient.
Le spasme violent le secoua. Son dos se cambra contre mon bras. Et quand je m’écartai, la bouche endolorie, la langue blessée, il se redressa, affamé, le regard encore aveugle. Je me déchirai le poignet. Le voici, mon bien-aimé. Le voici, non pas à petites gouttes, mais jailli du fleuve même de mon être. Et cette fois, quand la bouche se referma sur moi, je ressentis une douleur qui plongea jusqu’aux racines mêmes de mon être, enveloppant mon cœur de son filet brûlant.
Pour vous, David. Buvez à grandes goulées. Soyez fort.
Cela ne pouvait pas me tuer maintenant, si longtemps que cela durât. Je le savais et les souvenirs de ce temps jadis où je l’avais fait dans la peur me semblaient stupides et maladroits, s’effaçant même à mesure que je les évoquais et me laissant seul ici avec lui.
Je m’agenouillai sur le sol, sans le lâcher, en laissant la douleur se répandre dans chaque veine et dans chaque artère comme je savais la chose nécessaire. Et la chaleur et la douleur devinrent si fortes en moi que je m’allongeai lentement en le gardant dans mes bras, mon poignet collé contre sa bouche, ma main soutenant toujours sa tête. Un vertige me prit. Le battement de mon propre cœur ralentit dangereusement. Il aspirait toujours et, sur les ténèbres éclatantes de mes paupières fermées, je voyais les milliers et les milliers de petits vaisseaux qui se vidaient et se contractaient pour pendre ensuite comme les fins filaments noirs d’une toile d’araignée déchirée par le vent.
Nous étions de nouveau dans la chambre d’hôtel de La Nouvelle-Orléans d’autrefois, et Claudia était assise sans rien dire sur le fauteuil. Dehors, les faibles lampes de la petite ville clignotaient çà et là. Comme le ciel au-dessus de nous était sombre et lourd, sans rien qui annonçât l’immense aurore des cités à venir !
« Je t’avais dit que je le referais, dis-je à Claudia.
— Pourquoi te donnes-tu la peine de m’expliquer, demanda-t-elle. Tu sais pertinemment que je ne t’ai jamais posé de questions là-dessus. Je suis morte depuis des années et des années. »
J’ouvris les yeux.
J’étais allongé sur le carrelage froid de la chambre et il était planté au-dessus de moi, à me regarder, et la lumière électrique illuminait son visage. Ses yeux maintenant n’étaient plus marron ; ils étaient emplis d’une douce et éblouissante lumière dorée. Un éclat surnaturel imprégnait déjà sa peau sombre et lisse, lui donnant une imperceptible pâleur qui la rendait encore plus parfaitement dorée, ses cheveux avaient déjà pris ce somptueux lustre maléfique, toute la lumière se concentrait sur lui, se reflétant sur sa personne et jouant autour de lui comme si elle le trouvait irrésistible : ce grand gaillard angélique avec sur le visage cet air vide et stupéfait.
Il ne disait rien et je n’arrivais pas à lire son expression. Je connaissais seulement les merveilles qu’il contemplait. Je savais, lorsqu’il regardait autour de lui – la lampe, les débris du miroir, le ciel dehors –, je savais ce qu’il voyait.
Il me regarda de nouveau.
« Vous êtes blessé », murmura-t-il.
J’entendis le sang dans sa voix !
« C’est vrai ? Vous êtes blessé ?
— Pour l’amour de Dieu, répondis-je d’une voix rauque. En quoi cela peut-il vous intéresser que je sois blessé ? »
Il s’écarta, ouvrant de grands yeux, comme si à chaque seconde qui passait, sa vision s’étendait, puis il se retourna et on aurait dit qu’il avait oublié que j’étais là. Il avait toujours le regard fixe avec le même air enchanté. Et puis, plié en deux et grimaçant de douleur, il tourna les talons, sortit sur la petite véranda et se dirigea vers la mer.
Je me redressai dans mon fauteuil. La chambre tout entière frémissait comme un mirage. Je lui avais donné toutes les gouttes de sang qu’il pouvait absorber. La soif me paralysait et j’avais du mal à rester d’aplomb. Je passai mon bras autour de mon genou et j’essayai de rester assis là sans m’écrouler de faiblesse sur le sol.
Je levai ma main gauche de façon à pouvoir la regarder à la lumière. Les petites veines sur le dessus étaient gonflées, mais à mesure que je regardais, elles s’aplanissaient.
Je sentais mon cœur battre vigoureusement. Et si vive et si terrible que fût ma soif, je savais qu’elle pouvait attendre. Je ne savais pas plus qu’un mortel malade pourquoi je guérissais de ce que je venais de faire. Quelque sombre machine en moi s’affairait sans bruit à restaurer mes forces comme s’il fallait purger de toute faiblesse cette superbe machine à tuer pour qu’elle pût repartir en chasse.
Quand je finis par me remettre debout, j’étais moi-même. Je lui avais donné plus de sang que je n’en avais jamais fait don aux autres que j’avais créés. C’était fini. J’avais bien fait les choses. Il allait être si fort ! Seigneur Dieu, il serait plus fort que les anciens.
Mais il me fallait le trouver. Il se mourait maintenant. Je devais l’aider, même s’il cherchait à me repousser.
Je le trouvai dans l’eau jusqu’à la taille. Il frissonnait et il éprouvait une telle souffrance que de petits halètements sortaient de lui, malgré tous ses efforts pour rester calme. Il avait le médaillon, et la chaîne d’or était enroulée autour de sa main crispée.
Je passai un bras autour de lui pour le soutenir. Je lui dis que cela n’allait pas durer bien longtemps. Et que quand ce serait fini, ce serait pour toujours. Il hocha la tête.
Au bout d’un petit moment, je sentis ses muscles se détendre. Je le pressai de me suivre vers les hauts-fonds où nous pourrions marcher plus facilement, et de concert nous revînmes jusqu’à la plage.
« Il va falloir vous nourrir, dis-je. Croyez-vous que vous puissiez le faire tout seul ? »
Il secoua la tête.
« Bon, je vais vous emmener et vous montrer ce que vous avez besoin de savoir. D’abord, la cascade là-haut. Je l’entends. Et vous ? Vous pouvez vous nettoyer. »
Il acquiesça et me suivit, tête basse, un bras toujours crispé autour de sa taille, le corps secoué de temps en temps des ultimes et violentes crampes qu’amène toujours la mort.
Quand nous arrivâmes à la cascade, il s’avança sans effort sur les roches glissantes, ôta son short et resta nu sous la chute d’eau pour se doucher le visage et tout le corps, en gardant les yeux grands ouverts.
Je l’observais, me sentant de plus en plus fort à mesure que les secondes passaient. Puis je bondis, bien au-dessus de la cascade et j’atterris sur la falaise. Je l’apercevais en bas, minuscule silhouette toute éclaboussée d’eau, qui levait les yeux vers moi.
« Pouvez-vous venir jusqu’à moi ? » demandai-je d’une voix douce.
Il acquiesça de la tête. Excellent : il avait entendu. Il recula et fit un grand bond, jaillissant hors de l’eau et se posant sur la pente de la falaise à quelques mètres seulement plus bas que moi, ses mains agrippant sans effort les roches glissantes. Il les escalada sans se retourner une seule fois jusqu’au moment où il se retrouva à mes côtés.
Très franchement, j’étais stupéfait de sa force. Mais il n’y avait pas que cela : il y avait aussi sa totale intrépidité. Et lui-même semblait ne plus du tout y penser. Il avait de nouveau le regard perdu vers les nuages qui défilaient et le ciel miroitant. Il regardait les étoiles, puis la jungle qui, plus haut, montait jusqu’aux falaises.
« Sentez-vous la soif ? » demandai-je. Il hocha la tête, ne me jetant qu’un bref coup d’œil avant de se tourner de nouveau vers la mer.
« Très bien, maintenant nous allons regagner votre ancien appartement et vous allez vous habiller convenablement pour parcourir le monde des mortels, puis nous irons en ville.
— Si loin que cela ? » demanda-t-il. Il désigna l’horizon. « Il y a un petit bateau par là. »
Je le scrutai et je le vis par les yeux d’un homme qui se trouvait à bord. Une créature cruelle et déplaisante. C’était un bateau de contrebande. Et l’homme était furieux qu’une bande d’ivrognes l’eût laissé opérer tout seul.
« Bien, dis-je. Nous allons partir ensemble.
— Non, fit-il. Je crois que je devrais y aller… seul. »
Il se tourna sans attendre ma réponse et, d’un mouvement vif et gracieux, descendit jusqu’à la plage. Il passa comme une traînée de lumière sur les hauts-fonds, plongea dans les vagues et se mit à nager vigoureusement.
Je descendis le bord de la falaise, découvris un petit sentier rocailleux, et le suivis distraitement jusqu’à ce que je fusse revenu dans la chambre. J’inspectai les dégâts – le miroir brisé, la table renversée, l’ordinateur couché sur le côté, le livre tombé sur le sol. Le fauteuil renversé sur la petite véranda.
Je tournai les talons et sortis.
Je remontai par le jardin. La lune était très haute dans le ciel et je suivis l’allée de gravier jusqu’au bord extrême des rochers, puis je restai là à contempler l’étroit ruban de plage blanche et la mer silencieuse.
Je finis par m’asseoir, adossé au tronc d’un grand arbre sombre dont les branches s’étendaient au-dessus de moi comme un vaste dais, et je posai mon bras sur mon genou et ma tête sur mon bras.
Une heure s’écoula. Je l’entendis arriver, remontant l’allée d’un pas vif et léger comme jamais aucun mortel n’en a eu. Quand je levai les yeux, je vis qu’il s’était baigné et habillé, qu’il s’était même coiffé et l’odeur du sang qu’il avait bu persistait un peu, peut-être sur ses lèvres. Ce n’était pas une créature faible et charnue comme Louis, oh, que non ! il était bien plus fort. Et l’évolution n’était pas terminée. Les souffrances de son trépas étaient finies, mais alors même que je le regardais, je le voyais se durcir et le doux éclat doré de sa peau était un spectacle enchanteur.
« Pourquoi l’avez-vous fait ? » interrogea-t-il. Quel masque que ce visage ! Puis un éclair de colère le traversa quand il répéta : « Pourquoi l’avez-vous finalement fait ?
— Je ne sais pas.
— Oh ! ne me racontez pas cela. Pas de larmes non plus ! Pourquoi l’avez-vous fait ?
— Je vous dis la vérité. Je n’en sais rien. Je pourrais vous donner toutes les raisons du monde. Mais je ne sais pas. Je l’ai fait parce que j’en avais envie, parce que je voulais le faire. Parce que je voulais voir ce qui arriverait si je le faisais. Je le désirais… et je ne pouvais pas me décider. Je l’ai compris quand je suis revenu à La Nouvelle-Orléans. J’ai… attendu et attendu, je n’arrivais pas à m’y décider. Et maintenant c’est fait.
— Misérable menteur. Vous l’avez fait par cruauté et par méchanceté ! Vous l’avez fait parce que votre petite expérience avec le Voleur de Corps a mal tourné ! Il en est sorti ce miracle pour moi, cette jeunesse, cette renaissance, et cela vous a rendu furieux qu’une pareille chose puisse arriver, que j’en tire profit quand vous en aviez tant souffert !
— C’est peut-être vrai !
— Bien sûr que c’est vrai. Reconnaissez-le. Avouez la mesquinerie de votre geste. Convenez de sa méchanceté, avouez que vous ne pouviez pas supporter de me laisser glisser dans l’avenir avec ce corps que vous n’aviez pas eu le courage de supporter !
— Peut-être. »
Il s’approcha et essaya de me faire mettre debout en tirant mon bras d’une main ferme et insistante. Naturellement, rien ne se passa. Il ne parvint pas à me faire bouger d’un pouce.
« Vous n’êtes pas encore assez fort pour jouer à ces jeux-là, dis-je. Si vous n’arrêtez pas, je vais vous frapper et vous envoyer au tapis. Cela ne vous plaira pas. Vous êtes trop digne pour cela. Alors renoncez à ces navrants petits coups de poing de mortel, je vous en prie. »
Il me tourna le dos, les bras croisés, la tête baissée. J’entendais les petits cris de désespoir qui sortaient de sa bouche et je percevais presque son angoisse. Il s’éloigna et de nouveau j’enfouis mon visage au creux de mon bras.
Puis je l’entendis qui revenait.
« Pourquoi ? Je veux une réponse. Je veux un aveu de votre part.
— Non », dis-je.
Il tendit le bras et me saisit par les cheveux, ses doigts emmêlés dans mes mèches m’obligeant à lever la tête tandis que la douleur me brûlait toute la surface du crâne.
« David, vous poussez vraiment les choses trop loin, grommelai-je en me dégageant. Encore un petit tour comme celui-là et je m’en vais vous précipiter au pied de la falaise. »
Quand j’aperçus son visage, quand je vis la souffrance qu’il y avait en lui, je me calmai.
Il s’agenouilla devant moi si bien que nous étions à peu près au même niveau.
« Pourquoi, Lestat ? » demanda-t-il d’une voix triste et rauque qui me brisa le cœur.
Accablé de honte, écrasé de désespoir, j’appuyai de nouveau mes yeux fermés sur mon bras droit et je levai le gauche pour me couvrir la tête. Et rien, ni toutes ses supplications, ses malédictions, ses imprécations, ni pour finir son départ silencieux, rien ne put me faire relever les yeux.
Bien avant le matin, je me mis à sa recherche. La petite chambre était maintenant en ordre et il avait posé sa valise sur le lit. L’ordinateur était rangé et l’exemplaire de Faust était posé sur sa mallette en matière plastique.
David n’était pas là. Je le cherchai dans tout l’hôtel sans pouvoir le trouver. Je fouillai le jardin, les bois d’un côté, puis d’un autre, sans succès.
Je finis par trouver une petite grotte au flanc de la montagne, je m’installai tout au fond et je m’endormis.
À quoi bon décrire mon désespoir ? Décrire la douleur sourde et sombre que j’éprouvais ? À quoi bon dire que je savais à quel point ma conduite était injuste, déshonorante et cruelle ? J’étais parfaitement conscient du mal que je lui avais fait.
Je me connaissais à fond, avec tout ce qu’il y avait en moi de mauvais, et je n’attendais maintenant rien du monde sauf le même mal en retour.
Je m’éveillai sitôt que le soleil eut disparu dans l’océan. D’une haute falaise j’observai le crépuscule, et je descendis dans les rues de la ville pour chasser. Il ne fallut pas trop longtemps avant que l’habituel voleur n’essayât de mettre la main sur moi pour me dépouiller ; je l’entraînai avec moi dans une petite ruelle et là je le vidai de son sang, lentement, en y prenant beaucoup de plaisir, à quelques pas seulement des touristes qui passaient. Je dissimulai son corps dans un recoin de la ruelle et je poursuivis mon chemin.
Mon chemin ? Mais quel était donc mon chemin ?
Je retournai à l’hôtel. Ses affaires étaient toujours là, pas lui. Je repris mes recherches, luttant contre l’horrible crainte qu’il ne se fût déjà supprimé, puis je compris qu’il était bien trop fort pour que ce fût chose facile. Même s’il s’était étendu sous la violence du soleil, ce dont je doutais fort, il n’aurait pas pu être totalement détruit.
Pourtant toutes les craintes imaginables m’assaillaient : peut-être était-il si brûlé, si estropié qu’il ne pouvait rien faire. Il avait été découvert par des mortels. Ou peut-être les autres étaient-ils venus et l’avaient-ils enlevé. Ou bien il allait réapparaître et me maudire encore. Je craignais cela aussi.
Je finis par revenir à Bridgetown, ne pouvant pas quitter l’île avant de savoir ce qu’il était advenu de lui.
J’y étais encore une heure avant l’aube.
Et la nuit suivante je ne le trouvai toujours pas. Ni la nuit d’après.
Enfin, l’esprit et l’âme meurtris, et me répétant que je ne méritais que mon malheur, je rentrai chez moi.
La douceur du printemps avait fini par arriver à La Nouvelle-Orléans et je trouvai la ville grouillant de ses hordes habituelles de touristes sous un ciel du soir clair et rougeoyant. Je me rendis d’abord à mon ancienne maison pour reprendre Mojo à la vieille femme, qui n’était pas contente du tout de le laisser partir, sauf que, de toute évidence, il avait mal supporté mon absence.
Puis lui et moi nous rendîmes rue Royale. Avant même d’arriver en haut de l’escalier de service, je savais que l’appartement n’était pas vide. Je m’arrêtai un moment pour regarder la cour restaurée dont je pus admirer les dalles bien nettoyées et la romantique petite fontaine, qui avait retrouvé ses chérubins et les coquilles en forme de cornes d’abondance d’où une eau claire se déversait dans le bassin en dessous.
On avait planté contre le vieux mur de briques un parterre de fleurs sombres et des plants de bananiers s’épanouissaient déjà dans l’angle, leurs longues et gracieuses feuilles en lames de couteau se balançant dans la brise.
Cela emplit mon méchant petit cœur égoïste d’une joie indicible.
Je pénétrai à l’intérieur. Le petit salon était enfin terminé et magnifiquement meublé des superbes fauteuils anciens que j’avais choisis, posés sur l’épais tapis persan d’un rouge fané.
Mon regard parcourut la longueur du couloir, s’attardant sur le papier peint tout neuf à rayures blanches et or sur les mètres de moquette sombre, puis j’aperçus Louis planté sur le seuil du grand salon.
« Ne me demande pas où j’étais ni ce que j’ai fait », dis-je. J’avançai jusqu’à lui, l’écartai et entrai dans la pièce. Ah ! elle dépassait toutes mes attentes. Il y avait là la réplique même de son ancien bureau entre les fenêtres, la méridienne tapissée de soie damassée argent et la table ovale incrustée d’acajou. Et l’épinette contre le mur du fond.
« Je sais où tu étais, dit-il, et je sais ce que tu as fait.
— Oh ? Qu’est-ce qui va suivre ? Un sermon aussi assommant qu’interminable ? Débite-le-moi maintenant pour que je puisse aller dormir. »
Je me retournai pour lui faire face, pour voir quel effet cette verte semonce avait eu sur lui et voilà que j’aperçus David à ses côtés, fort bien habillé d’un costume de velours noir finement peigné, les bras croisés sur la poitrine et adossé à l’encadrement de la porte.
Ils me regardaient tous deux, le visage pâle et sans expression ; David avait la silhouette la plus sombre et la plus haute, mais comme ils paraissaient étonnamment semblables. L’idée me vint peu à peu que Louis pour cette occasion avait fait des efforts vestimentaires et qu’il portait exceptionnellement des vêtements qui ne semblaient pas sortir d’une malle trouvée dans un grenier.
Ce fut David qui parla le premier.
« Le carnaval commence à Rio demain », dit-il, sa voix encore plus séduisante qu’elle ne l’était dans sa vie mortelle. « Je pensais que nous pourrions y aller. »
Je le dévisageai avec une visible méfiance. On aurait dit qu’une lumière sombre baignait son visage. Ses yeux brillaient d’un éclat dur. Et sa bouche était si douce, sans trace de malveillance ni d’amertume. Aucune menace n’émanait de lui.
Puis Louis se tira de sa rêverie, s’éloigna tranquillement dans le couloir et regagna son ancienne chambre. Oh ! comme je connaissais ce rythme familier des planches et des marches qui craquaient !
J’étais profondément bouleversé et un peu hors d’haleine.
Je m’assis sur le canapé et fis signe à Mojo de venir ; il s’assit juste devant moi, appuyant tout son poids contre mes jambes.
« Vous parlez sérieusement ? demandai-je. Vous voulez que nous allions là-bas ensemble ?
— Oui, dit-il. Et après cela, vers la forêt tropicale. Si nous allions là-bas ? Dans les profondeurs de ces forêts. » Il décroisa les bras et, baissant la tête, se mit à arpenter lentement la pièce. « Vous m’avez dit quelque chose, je ne me rappelle pas quand… peut-être était-ce une image que j’ai captée chez vous avant que tout cela n’arrive, quelque chose à propos d’un temple dont les mortels ignoraient l’existence, perdu dans les profondeurs de la jungle. Ah ! songez à toutes les découvertes qu’il doit y avoir à faire. »
Comme il paraissait sincère, comme sa voix vibrait.
« Pourquoi m’avez-vous pardonné ? » interrogeai-je.
Il s’arrêta pour me regarder, et j’étais si troublé par la présence manifeste du sang en lui, par la façon dont cela avait modifié sa peau, ses cheveux et ses yeux, que pendant un moment je fus incapable de penser. Je levai une main, l’implorant de ne pas parler. Pourquoi ne m’étais-je jamais habitué à cette magie ? Puis je baissai la main, pour le laisser, non, pour l’implorer de poursuivre.
« Vous saviez que je vous pardonnerais, dit-il, de son ton calme et mesuré. Vous saviez quand vous l’avez fait que je continuerais à vous aimer. Que j’aurais besoin de vous. Que j’irais vous chercher et que de toutes les créatures de ce monde c’est à vous que je m’accrocherais.
— Non, chuchotai-je. Je vous jure que non…
— Je suis parti un moment pour vous punir. Vous épuisez la patience de n’importe qui, vraiment. Vous êtes la plus impossible des créatures, comme vous l’ont dit des êtres plus sages que moi. Vous saviez que je reviendrais.
— Non, je ne l’ai jamais rêvé.
— Ne vous remettez pas à pleurer.
— J’aime pleurer. Il le faut. Pourquoi sinon le ferais-je si souvent ?
— Eh bien, cessez !
— Oh ! voilà qui va être amusant, n’est-ce pas ? Vous vous imaginez que vous êtes le chef de cette petite communauté, n’est-ce pas, et vous allez vouloir faire la loi ici.
— Vous recommencez ?
— Vous n’avez même plus l’air d’être l’aîné de nous deux, et vous ne l’avez jamais été. Vous avez laissé mon beau et irrésistible visage vous duper de la façon la plus simple et la plus stupide. C’est moi le chef. C’est ma maison. C’est moi qui dirai si nous allons à Rio. »
Il se mit à rire. Lentement d’abord, puis d’un rire plus profond, plus ample. S’il y avait de la menace chez lui, c’était seulement dans de brusques changements d’expression, dans l’éclat sombre de son regard. Je n’étais même pas sûr qu’il y en eût.
« C’est vous le chef ? » demanda-t-il d’un ton méprisant. Le même air d’autorité si familier.
« Oui, parfaitement. Alors, vous avez décampé… vous vouliez me montrer que vous pouviez vous débrouiller sans moi. Que vous pouviez chasser tout seul ; que vous pourriez trouver une cachette pour la journée ; que vous n’aviez pas besoin de moi. Mais vous êtes ici !
— Venez-vous à Rio avec nous ou pas ?
— Avec nous ! Vous avez bien dit « nous » ?
— Parfaitement. »
Il s’approcha du fauteuil le plus proche du canapé et s’assit. Je me rendais compte que, de toute évidence, il maîtrisait déjà parfaitement ses nouveaux pouvoirs. Moi, bien sûr, je ne pouvais pas mesurer quelle était vraiment sa force en me contentant de le regarder. La couleur sombre de sa peau dissimulait trop de choses. Il croisa les jambes et prit une attitude parfaitement détendue, mais en conservant toute la dignité de David.
Peut-être était-ce la façon dont il restait assis bien droit dans son fauteuil, ou bien l’élégance avec laquelle sa main reposait sur sa cheville tandis que l’autre bras se moulait au bras du fauteuil.
Seule son épaisse chevelure brune et bouclée compromettait quelque peu son air digne, en tombant sur son front, si bien qu’il finit par la rejeter en arrière d’un petit geste inconscient.
Brusquement, son calme se dissipa ; son visage soudainement se crispait, en proie à une grave confusion, puis au pur désarroi.
Je ne pouvais pas supporter cela, cependant je me forçais à garder le silence.
« J’ai essayé de vous haïr, avoua-t-il, ouvrant des yeux encore plus grands tandis que sa voix s’éteignait presque. Je n’ai pas pu, c’est aussi simple que cela. » Et, l’espace d’un instant, je sentis la menace, la grande colère surnaturelle flamboyant en lui, avant que le visage ne reprît une expression parfaitement misérable, et puis simplement triste.
« Pourquoi donc ?
— Ne jouez pas avec moi.
— Je n’ai jamais joué avec vous ! Je suis sincère quand je vous dis ces choses-là. Comment pouvez-vous ne pas me haïr ?
— Je ferais la même erreur que vous avez commise si je vous détestais, dit-il en haussant les sourcils. Vous ne voyez donc pas ce que vous avez fait ? Vous m’avez accordé le Don, mais vous m’avez épargné la capitulation. Vous m’avez amené ici avec tout votre talent et toute votre force, vous n’avez toutefois pas exigé de moi la défaite morale. Vous m’avez retiré la décision et vous m’avez donné ce que je ne pouvais m’empêcher de vouloir… »
J’étais sans voix. Tout cela était vrai, pourtant c’était aussi le plus fieffé mensonge que j’eusse jamais entendu. « Alors le viol et le meurtre sont nos sentiers de la gloire ! Je ne marche pas. Nos chemins sont boueux. Nous sommes tous damnés et maintenant vous l’êtes aussi. Voilà ce que je vous ai fait. »
Il supporta cela comme si c’était une série de petites claques, tressaillant juste un peu et puis me regardant de nouveau fixement.
« Il vous a fallu deux cents ans pour apprendre que vous le vouliez, déclara-t-il. Je l’ai su dès l’instant où je me suis éveillé de ma stupeur et où je vous ai vu allongé là sur le sol. Pour moi vous aviez l’air d’une coquille vide. Je savais que vous étiez allé trop loin. J’étais terrifié pour vous. Et je vous voyais avec ces yeux nouveaux.
— Ah ! oui.
— Savez-vous ce qui m’a traversé l’esprit ? J’ai cru que vous aviez trouvé une façon de mourir. Vous m’aviez donné tout votre sang. Voilà maintenant que vous périssiez sous mes propres yeux. Je savais que je vous pardonnais. Et je savais qu’à chaque bouffée d’air que j’aspirais, qu’à chaque couleur ou forme nouvelle que je voyais devant moi, je savais que c’était vous qui m’en aviez fait le don : cette vision et cette vie neuve qu’aucun de nous n’est vraiment capable de décrire ! Oh ! je ne pouvais pas l’avouer. Il fallait que je vous maudisse, que je vous combatte un petit moment. Au bout du compte, ce n’était que cela : un petit moment.
— Vous êtes beaucoup plus malin que moi, dis-je doucement.
— Bien sûr, que croyiez-vous ? »
Je souris. Je me calai sur le canapé.
« Ah ! c’est le Don ténébreux, murmurai-je. Comme ils avaient raison, les anciens, de lui donner ce nom. Je me demande s’il s’est fait à mes dépens. Car voici un vampire assis là en face de moi, un buveur de sang aux pouvoirs énormes, mon enfant, et que sont maintenant pour lui les émotions d’antan ? »
Je le regardai et une fois de plus je sentis les larmes me monter aux yeux. Ah ! je pouvais toujours compter sur elles.
Il fronçait les sourcils, il avait les lèvres entrouvertes et j’eus vraiment l’impression que je lui avais porté un coup terrible. Il ne me dit rien. Il paraissait surpris, puis il secoua la tête comme s’il était incapable de répondre.
Je compris que ce n’était pas de la vulnérabilité que je voyais en lui maintenant, mais plutôt de la compassion et une manifeste inquiétude pour moi.
Il quitta brusquement son fauteuil pour tomber à genoux devant moi et poser ses mains sur mes épaules, sans se soucier le moins du monde de mon fidèle Mojo qui le contemplait d’un œil indifférent. Se rendait-il compte que c’était ainsi que j’avais fait face à Claudia dans mon rêve fiévreux ?
« Vous êtes le même, dit-il en secouant la tête. Absolument le même.
— Le même que quoi ?
— Oh ! chaque fois que vous êtes venu me trouver, vous me touchiez ; vous m’arrachiez un profond sentiment de protection. Vous me faisiez éprouver de l’amour. Et c’est la même chose maintenant. Seulement aujourd’hui vous me semblez encore plus perdu et encore plus dépendant de moi. C’est moi qui vais vous entraîner, je le vois clairement. Je suis votre lien avec le futur. C’est à travers moi que vous allez voir les années à venir.
— Vous êtes le même, vous aussi. Un parfait innocent. Un fieffé imbécile. » J’essayai d’ôter sa main de mon épaule, mais en vain. « Vous allez au-devant de gros ennuis. Attendez un peu.
— Oh ! comme c’est excitant. Maintenant, venez, il faut que nous partions pour Rio. Nous ne devons absolument pas manquer quoi que ce soit du carnaval. Même si évidemment nous pourrons y retourner… et y retourner… et encore… mais venez. »
Je restai parfaitement immobile à le regarder très longtemps, jusqu’au moment où l’inquiétude finit par le reprendre. Sur mes épaules je sentais la pression très forte de ses doigts. Oui, je l’avais bien réussi à tous égards.
« Qu’y a-t-il ? demanda-t-il d’une voix timide. Vous éprouvez de la peine pour moi ?
— Peut-être un peu. Comme vous l’avez dit, je ne suis pas aussi fort que vous pour savoir ce que je veux. Je crois que je cherche à fixer ce moment dans ma mémoire. Je veux m’en souvenir toujours – je veux me rappeler la façon dont vous êtes maintenant, ici avec moi… avant que les choses ne commencent à mal tourner. »
Il se redressa, me forçant sans effort apparent à me relever moi aussi. Il y eut sur son visage un petit sourire de triomphe quand il observa mon étonnement.
« Oh, dis-je, ça va vraiment être quelque chose, cette petite lutte.
— Bah, vous pourrez vous battre avec moi à Rio, quand nous danserons dans les rues. »
Il me fit signe de le suivre. Je ne savais pas très bien ce que nous allions faire ensuite ni comment nous effectuerions ce voyage ; j’étais si merveilleusement excité que, franchement, je ne me souciais guère de tous ces petits détails.
Bien sûr, il allait falloir persuader Louis de venir, mais nous unirions nos efforts et nous finirions bien par le convaincre, si réticent qu’il fût.
J’allais suivre David hors de la pièce quand quelque chose attira mon regard. Quelque chose de posé sur le vieux bureau de Louis. C’était le médaillon de Claudia. La chaînette était lovée là, ses petits maillons d’or reflétant la lumière, et le boîtier ovale était ouvert, appuyé contre l’encrier, si bien que le petit visage semblait me regarder droit dans les yeux.
Je tendis le bras pour ramasser le médaillon et j’examinai très attentivement le petit portrait. Et avec tristesse, je compris une chose.
Elle ne faisait plus partie des vrais souvenirs. Elle était devenue un de ces rêves que j’avais eus dans ma fièvre. Elle était l’image dans l’hôpital de la jungle, une silhouette dressée dans le soleil de Georgetown, un fantôme se précipitant dans les ombres de Notre-Dame. Dans la vie, elle n’avait jamais été ma conscience ! Pas Claudia, mon impitoyable Claudia. Quel rêve ! Un pur rêve.
Un sombre et secret sourire effleura mes lèvres tandis que je la regardais, un pli d’amertume et je me retrouvai une fois de plus au bord des larmes. Car rien n’avait changé pour moi en comprenant que je lui avais lancé les mots accusateurs. La vérité était toujours la même. La possibilité du salut s’était présentée – et j’avais dit non.
En serrant ainsi le médaillon, j’aurais voulu dire quelque chose à Claudia ; j’aurais voulu dire quelque chose à l’être qu’elle avait été, et à ma propre faiblesse, à la créature perverse et cupide en moi qui avait une fois de plus triomphé. Car c’était bien cela : j’avais gagné.
Oui, j’aurais tellement voulu dire quelque chose ! Ç’aurait été plein de poésie et cela aurait racheté ma cupidité, ma malfaisance et mon petit cœur impitoyable. Car je partais pour Rio, n’est-ce pas, je partais avec David et avec Louis, et une ère nouvelle commençait…
Oui, dire quelque chose – pour l’amour du ciel et pour l’amour de Claudia – des paroles de ténèbres et de vérité ! Grand Dieu, percer l’abcès et atteindre le cœur.
Mais je ne pouvais pas.
Vraiment, qu’y a-t-il de plus à dire ?
Mon récit est achevé.
Lestat de Lioncourt.
La Nouvelle-Orléans.
1991